Le second volet de cette perspective historique publiée avec l’accord de son auteur, Frédéric Morin, est consacré à quelques personnalités marquantes dont les œuvres ont façonné et fait connaître la production dieulefitoise.
Etienne Vignal
Dans les années 1830, un activiste humaniste se fait remarquer à Dieulefit : c’est Etienne Vignal dit l’Aîné. En frontispice d’une souscription pour des essais de cuisson au charbon de pierre en 1936, il porte :
« L’union enfante la Prospérité, la Jalousie la tue »

Ces mots suffisent à présenter le personnage. Il organise une souscription pour une « Chambre des potiers » en 1832 qui s’abonne parmi d’autres au Journal des Connaissances Utiles avec lequel il correspond en 1832 : il réunit une trentaine de souscripteurs. Il est invité par le Préfet de la Drôme à participer à l’Exposition de Paris en 1834 ; son envoi fait aujourd’hui partie des collections du Musée national de Sèvres. Etienne Vignal initie enfin le 1er février 1836 une « Caisse d’Epargne et de Secours Mutuels », une véritable caisse de solidarité professionnelle par capitalisation sur 10 ans et mobilise plus de 43 signataires qui versent annuellement entre 15 et 95 francs au bénéfice des nécessiteux !
Jusqu’à peu, la Poterie de la Grande Cheminée au Poët-Laval constituait le plus bel exemple d’une conservation exceptionnelle de cette tradition ancestrale grâce à la pérennité de l’activité par Jacky Robin, fils de René Robin originaire de Cliousclat et de la fille de Théophile Siméon Roussin, dont le père avait lui-aussi tenté la cuisson au charbon dans un four expérimental « La Californie » vers 1885.

Une production traditionnellement culinaire
Autour de 1900, un collectif de potiers, également organisé autour de l’exploitation de l’argile des Vitrouillères, publie un catalogue collectif des productions les plus courantes, descriptif des formes, des dimensions et précisant même les prix.
La production de formes issues d’autres centres potiers est attestée par la mention de « pot St-Quentin » dont l’anse tournée peut être enfichée d’un bois permettant d’extraire le pot du feu sans se brûler, par la « casserole Vallauris » aménagée d’une semblable poignée, la casserole « parisienne » ou « marseillaise », ou encore le « pot suisse » à large anse dont le décor tacheté de noir sur reliefs rainurés horizontaux est bien connu des Dieulefitois. Ces appellations attestent la migration des modèles avec le recouvrement des aires géographiques de distribution des différents centres potiers dans les siècles précédents : le monde était-il sans doute moins vaste mais les marchandises circulaient-elles déjà… sans doute plus lentement seulement !
La production dieulefitoise traditionnelle se caractérise par une couleur jaune paille naturellement obtenue par vernissage direct à l’alquifoux non teinté, sans engobe, alors que les terres de Vallauris (Alpes Maritimes), de Saint-Quentin-La Poterie (Gard) ou de Marseille exigent une engobe pour ce faire. L’engobage ou trempage dans une barbotine contenant de l’oxyde de fer, de manganèse, de cuivre ou de cobalt, produit des bruns, violets, verts ou bleus, que l’on peut également obtenir en teintant le vernis d’alquifoux. Les formes sont essentiellement celles de la poterie utilitaire culinaire, destinées à la cuisson d’abord grâce aux performances réfractaires de l’argile, au service de table ensuite. Les fours de plan rectangulaire offrent des contenances énormes atteignant souvent 25m3 répartis en deux chambres superposées ; ils sont caractérisés par une chambre de chauffe ou « alandier » disposé en avant du four, ainsi à flamme directe. La chambre haute était pour partie chargée des pièces à biscuiter, non encore vernies. La chambre basse était aussi plus chaude et d’une atmosphère volontiers un peu réductrice en bas près de la flamme ; on y disposait les pièces vernissées. La cuisson durait une bonne semaine et exigeait un important tonnage de bois débité en «esclambes», longues et minces tranches de pin dont l’embrasement était instantané en fin de cuisson.
La fonction décorative avec Bonnard
Autour des années 1910, Victor Bonnard et son fils Sully, de retour de Ferney-Voltaire où ils ont passé plusieurs années, publient un catalogue personnel de leurs fabrications façon « Art-Nouveau ».

Les rares productions conservées de cette période constituent le premier témoignage d’une production qui n’a pas d’application culinaire et dont la clientèle ne peut pas être rurale : il s’agit notamment de vases dont l’esthétique est destinée à une clientèle avertie des derniers avatars de la mode des capitales européennes.
Formes souples révélant une conception par le dessin plutôt que sur le tour, reliefs de couleurs vives obtenus par superpositions d’engobes ou de vernis colorés, ces productions sont données à voir plutôt qu’à être utilisées, alors que la fabrication traditionnellement culinaire se poursuit également dans le même établissement. Leurs dessins attestent également d’une culture muséographique de leurs auteurs, en rupture complète avec le répertoire des formes culinaires traditionnelles : la plupart des anses, celles angulaires notamment qui seront qualifiées d’«étrusques» par Etienne Noël, n’ont pas de précédent dans la production locale.
Etienne Noël
Arrivé entre deux guerres à Dieulefit, l’artiste peintre Etienne Noël redessine complètement le répertoire des productions, initialement traditionnelles, de la fabrique Pignet qu’il a rachetée au sommet de la rue des Ecoles. Gazé pendant la guerre 1914-1918, il ne peut plus peindre car il ne supporte plus les solvants de la peinture, mais a bénéficié d’une formation de reconversion aux ateliers Lachenal à Paris où il a appris à travailler les émaux. Etienne Noël ne tourne pas mais fait tourner d’après ses dessins ; il décore par contre les pièces à l’intaille ou en dessinant avec des engobes colorées. Il développe également un discours de relations publiques, toute une rhétorique pour asseoir le statut d’œuvres d’art à certaines de ses productions, celles émaillées dont les formes sont illustrées par un feuillet d’impression sépia sur papier ivoire détenu par son fils Dominique Noël.
Des expositions sont organisées à Paris par exemple pour diffuser dans la meilleure société. Il ruinera son entreprise en s’attaquant à la verrerie, notamment pour réaliser les verres exigés par la restauration des vitraux de la Sainte-Chapelle à Paris. Les pièces émaillées d’Etienne Noël sont particulières et n’ont pas d’autre rapport avec la tradition dieulefitoise issue de la poterie culinaire que celle du tournage de l’argile. Leurs formes évoquent les civilisations anciennes ou orientales que la pratique des musées parisiens fait connaître et qui sont explicitement revendiquées par les titres descriptifs ; leurs couleurs vives et tranchées témoignent de l’engagement du peintre dans la recherche de la modernité, et les matières de ces émaux révèlent souvent la difficulté de conduire ces recherches novatrices dans ces domaines de science expérimentale. Un four à moufle spécial est utilisé pour ces productions émaillées qui exigent de ne pas être au contact de la flamme comme dans les fours traditionnels de la poterie vernissée locale. Ces œuvres très particulières diffèrent donc, voire s’opposent, aux productions d’usage quotidien également redessinées par Etienne Noël : service carré, service octogonal à petits points issu de l’argenterie anglaise (imité via surmoulage par Pichon à Uzès), service Louis XV, services ronds et festons (eux plus traditionnels), etc.. dont on dispose encore de nombreux exemplaires originaux et de catalogues illustrés de photographies. Soixante ans après, ces services-là et leurs variantes et dérivés constituent l’essentiel de la production dite traditionnelle de Dieulefit : c’est dire assez de la solidité du design d’Etienne Noël.
Par contre, les conceptions de coloriste d’Etienne Noël furent trop en avance sur leur temps : il a ainsi produit des soupières Louis XV d’un superbe bleu cobalt… que la fin des années 1990 ont enfin mis au goût du jour chez Milon au sommet de la rue des Reymonds !
De nombreux héritiers
Cet extraordinaire foisonnement artistique est passé entre bien des mains, premièrement celles de Louis Lemaire et de sa Société Etienne Noël (S.E.N.) qui a exploité tous ces modèles, à l’exception notoire des œuvres émaillées qui n’ont plus été reproduites sauf quelques formes éditées en version vernissée.
Le gendre d’Etienne Noël, Jacques Courtier de Vesles, a énormément fait produire pendant la guerre à la Cime des Raymonds, notamment des services carrés qui avaient curieuse réputation : « on pouvait rien y mettre dedans… ça tombait bien on n’avait rien à y mettre ! ». Mourre et Milon ont repris le flambeau, avant de se séparer.
Louis Aubert (quartier Graveyron) s’est autrefois fait connaître par son fameux noir au manganèse sur première cuisson au cuivre. Après René Robin, son fils Jacky (Poterie de la Grande Cheminée au Poët-Laval) conserve un catalogue des formes reproduites par la S.E.N., dont il s’inspire encore pour offrir de qui est aujourd’hui considéré comme le plus authentiquement traditionnel. Ces potiers-là comptent parmi les plus marquants au nombre de ceux qui ont puisé dans ce fonds devenu collectif pendant la guerre 1939-1945. Les tourneurs et employés de ces fabriques ont laissé leur marque dans l’esthétique collective par la masse produite par le biais de la rotation des emplois.
Les derniers tourneurs connus, comme Pernette au Poët-Laval, Léopold Busac ou Henri Buis à Dieulefit, avaient le plus souvent une activité itinérante de poterie en poterie où l’on louait leurs services en fonction des besoins, tout comme leurs prédécesseurs. Après le travail, ils complétaient leurs revenus en travaillant la terre… d’un potager ! Quant aux tampons garantissant les origines, Léopold Buzac en détenait encore plusieurs en 1985 : à Dieulefit, il était capable de tourner du Vallauris aussi bien que du St-Quentin !
Frédéric Morin, janvier 2013
Vous pouvez accéder par ce lien au premier volet. Ou directement au troisième…
L’intégralité de l’article original est consultable sur le site de Frédéric Morin et Salomé